44.
Deux mille marches et du sang
Chaque soldat portait lance, épée, et une armure d’ébène. Même avec sa force, Matt estima ses chances nulles. Douze contre un à mains nues, c’était un combat qu’il ne pouvait mener.
Ils ont pour consigne de ne pas me faire du mal, voilà un avantage dont je peux tirer parti !
Sauf qu’ils préféreraient l’embrocher que d’annoncer au conseiller spirituel que le garçon s’était échappé !
Son absence était d’ailleurs inquiétante. Juste avant de quitter l’auberge, Matt l’avait surpris en pleine conversation avec Roger. Le dirigeable du Buveur d’Innocence était en ville et il souhaitait s’entretenir avec lui en urgence. Le plan ne changeait pas pour Roger, il transporterait le précieux ordre de stratégie à la citadelle de la première armée dès l’aube, cependant il devait confier à son meilleur officier l’escorte de Matt.
Qui était le Buveur d’Innocence ?
Matt n’aimait pas ça.
Les gardes pénétrèrent dans un vaste tunnel plein d’échos et Matt eut le souffle coupé en découvrant l’escalier de souffrances. Pas même une main-courante pour se retenir, rien qu’un piquet de temps en temps pour y accrocher une lanterne à graisse, il fallait être prudent.
— Il n’y a plus de wagons ! s’écria l’un des soldats partis en éclaireurs. Peut-être que si on attend ils vont…
— Non, nous passons par les marches, tant pis ! le coupa l’officier en charge de l’escorte.
Matt envisagea rapidement une fuite éventuelle. Pousser un garde dans la pente, et courir… Mais où ? Il ne pouvait remonter, et le moindre croche-pied ou dérapage entraînerait une chute mortelle ! C’était bien trop risqué.
Matt entama ce qui s’annonçait comme une fastidieuse descente, encadré de ses baby-sitters en armes. Les torrents qui dévalaient les rampes de chaque côté des marches produisaient une bruine rafraîchissante qui se déposait sur la pierre de la caverne. De la mousse s’était développée sur les parois et les marches glissaient affreusement.
Chacun était concentré sur sa progression, Matt également. Les jurons des premiers gardes, quelques mètres plus bas, ne lui firent pas quitter ses pieds du regard.
— Faites attention, il y a un tonneau en plein milieu ! cria-t-on.
— Tu n’as qu’à le pousser, tant pis pour celui qui l’a mis là !
— Et si c’est important ?
— Notre mission est plus importante !
— Quelque chose est gravé dessus ! « L’Alliance… des… Trois » !
À ces mots, l’adolescent se redressa, les sens aux aguets.
Ambre et Tobias !
Matt vérifia la position de ses geôliers. Six devant et six derrière. Impossible de passer sur les côtés sans tomber dans les torrents surpuissants qui ne manqueraient pas de le broyer bien avant qu’il touche le sol.
Quelqu’un siffla depuis le sommet de l’escalier.
C’était Tobias, son arc bandé.
Une dizaine de silhouettes surgirent avec lui.
Tobias tremblait, tellement il était stressé. Il n’avait qu’une seule chance. La pointe de sa flèche visait le tonneau tout près de Matt.
Il fit le vide dans sa tête, le vide dans ses poumons.
Ses épaules se stabilisèrent. Il ajusta un peu son tir en levant le coude.
Les Pans poussèrent les premiers tonneaux dans les marches et Tobias relâcha la pression entre ses doigts.
Et tandis que sa flèche fusait en entraînant la corde qui lui était attachée, Tobias fut pris de panique. Sans Ambre pour corriger la trajectoire, il ne toucherait pas son but, il était bien trop maladroit pour cela !
La pointe de fer se ficha dans le bois du fût, en plein milieu.
Je l’ai eu ! Je l’ai eu !
Cependant le temps n’était pas au triomphe, des tonneaux dévalaient les marches à toute vitesse, les soldats se mirent à crier et les premiers tentèrent de sauter par-dessus, mais furent entraînés dans la pente. Les suivants bondirent de côté pour tomber dans les canaux chargés d’écume, ils s’accrochèrent aux chaînes mais ne tinrent pas longtemps sous la terrible pression.
Matt allait se faire emporter à son tour lorsqu’il comprit le plan de Tobias et se jeta sur la corde. Un garde, au visage strié de cicatrices, en fit autant, repoussant Matt qui lui décocha un coup de poing rageur. L’homme s’effondra, assommé et aussitôt écrasé par une lourde barrique que Matt esquiva en se jetant dans le torrent le plus proche.
La corde émit un bruit de fouet en se tendant au maximum.
— Il faut le hisser ! ordonna Tobias. Vite ! Avant que l’eau ne l’entraîne !
Trois Pans se joignirent à lui pendant que les autres poussaient d’autres tonneaux dans l’escalier.
Plus bas les soldats hurlaient, rebondissaient encore et encore, se brisant les os à chaque rebond, arrachant les piquets des lanternes, rien ne pouvait plus les arrêter. D’autres avaient déjà disparu dans les canaux, projetés plusieurs centaines de mètres en contrebas dans les toboggans mortels, noyés par la férocité du courant.
Tobias et ses compagnons tirèrent sur la corde et Matt réapparut au milieu du bouillonnement, cherchant sa respiration. Encore deux tractions et le garçon sortit de la fosse pour remonter sur l’escalier, le souffle coupé, les membres tétanisés par la violence de l’eau. Il demeura allongé, perclus par l’effort et la douleur.
Il ne devait sa vie qu’à sa force exceptionnelle qui lui avait permis de tenir bon la corde.
Les tonneaux se fracassaient les uns après les autres à force de frapper l’arête des marches, et toute la garde rapprochée du jeune garçon s’était dissoute. Des corps brisés reposaient cinquante, cent, voire deux cents mètres plus bas.
Tobias accourut auprès de son ami pour l’aider à se relever.
— Matt ! Ça va ? Tu respires ?
Matt fit signe qu’il allait bien, ses cheveux trop longs lui recouvrant une partie du visage. Il reprenait son souffle.
Soudain une sirène rugissante retentit dans le tunnel.
Jon fit volte-face et hurla à l’attention de Matt et Tobias :
— Deux gardes !
Colin en tête, tous se mirent à descendre les marches pour rejoindre les deux adolescents. Le cor continuait de sonner l’alerte.
— Probablement deux retardataires ! lança Colin. Faut pas traîner, dans cinq minutes ça va grouiller de Cyniks pas commodes !
Tous s’élancèrent dans la vertigineuse pente.
Après seulement cinq minutes, les mollets commençaient à tirer et l’enchaînement des marches les étourdissait.
À peine plus bas, ils ralentirent pour ne pas perdre l’équilibre.
Les premières flèches fusèrent.
Les deux gardes Cyniks les avaient suivis, arc au poing, et, profitant de leur proximité, ils tiraient à toute volée.
Jordan, l’un des plus jeunes Pans prit une flèche dans les reins. Avant même que ses camarades puissent le saisir, il disparut dans le torrent avec un regard terrifié.
Tout avait été si rapide qu’ils en restèrent bouche bée.
Une flèche ricocha aux pieds de Jon et ils sortirent de leur stupeur pour reprendre la descente à toute vitesse.
Ils n’avaient pas fait dix foulées que Mia, une autre Pan, s’effondra à son tour en poussant un cri, une flèche dans la cuisse. Deux garçons la soulevèrent par les bras et l’aidèrent à continuer.
— Tobias, couvre-nous avec ton arc ! lança Matt.
— Je n’ai pas la portée, ils sont plus haut et trop loin !
— Donne-le-moi !
Matt s’arrêta, laissa passer le cortège et visa les deux soldats en armure. Il tendit la corde jusqu’à ce que le bois craque et décocha son tir qui fusa entre les deux hommes. Une deuxième puis une troisième flèche, même si elles manquaient leur cible, ralentirent leurs poursuivants.
Matt se précipita pour rejoindre les autres.
Les soldats ne cherchaient plus à s’approcher, ils conservaient une distance de sécurité.
Un quart d’heure plus tard, les Pans se relayèrent pour accompagner Mia qui grimaçait en luttant avec courage contre la douleur.
Mais le marathon avait eu raison de leur résistance. Jon trébucha et ne dut son salut qu’aux réflexes de Tobias.
— Il faut… faire… une pause, sollicita Jon, tout essoufflé.
— Les gardes ont ralenti, ils se sont même assis tout à l’heure, rapporta Colin, si on n’en fait pas autant, jamais nous ne parviendrons en bas sains et saufs !
À contrecœur, Tobias acquiesça et tous se laissèrent choir sur les marches glissantes. Les deux Cyniks n’étaient plus que deux taches sombres loin au-dessus.
— Cinq minutes, pas plus, avertit Matt.
Il se pencha sur la cuisse de Mia et examina sa blessure.
— Il faudrait te retirer la flèche.
— Non ! Pas maintenant, supplia-t-elle. Ça fait déjà bien assez mal comme ça !
Matt observa les huit Pans qui accompagnaient Tobias et Colin.
— Ambre est en sécurité ?
— Elle s’occupe de notre moyen de transport, révéla Tobias.
— Merci d’être venus à mon secours, dit Matt, un peu gêné, à toute la troupe.
— C’est vrai que tu vas nous sauver ? demanda une jeune Pan.
— Nous quittons cet endroit, pas vrai ? fit un autre.
Matt bégaya quelques mots et Tobias intervint :
— Si tout se passe bien, il y aura un dirigeable en bas dans la plaine, pour nous ramener chez nous. (Il pivota vers Matt pour ajouter :) Désolé, je crois que le périple chez les Cyniks s’arrête ici pour nous, il est grand temps de remonter dans le Nord, tu ne crois pas ?
— Je suis venu ici pour obtenir des réponses et je les ai eues. Ce ne sont pas celles que j’attendais, cependant il faut que j’aille à Eden sans plus tarder. C’est une question de survie !
Tobias parut soulagé.
— Je suis content que pour une fois tu saches t’arrêter ! J’ai cru que tu voudrais aller jusqu’au bout, voir cette Malronce de malheur !
— Tout compte fait, c’est une très mauvaise idée.
— Tu n’imagines pas à quel point ! Dès qu’on sera à l’abri sur le dirigeable, je dois te parler de quelque chose de très important qui te concerne.
— Avant cela je remonte à bord du Charon, prévint Matt. Je ne laisse pas Plume avec les Cyniks. Au fait, et ce dirigeable il vient d’où ?
— C’est une histoire qui attendra un peu !
Matt pointa son pouce vers Colin :
— Et lui ?
— Il nous aide.
— Es-tu sûr qu’on peut lui faire confiance ? Aux dernières nouvelles, c’était un traître mort noyé !
— Je pense que sa vie a beaucoup changé. Sans lui, je n’aurais jamais pu te sortir de là.
— J’espère que nous n’aurons pas à le regretter.
Jon se pencha entre eux :
— Les deux types se rapprochent, il faut y aller !
Ils mirent une heure de plus pour atteindre le bas du tunnel, fourbus, moites et hypnotisés par la cadence répétitive de la descente.
Cinq wagons étaient parvenus jusqu’ici pour s’écraser contre un mur, répandant des débris de métal partout.
Un peu plus loin, une longue jetée de pierre courait au milieu d’un lac souterrain ; le Charon y était amarré. La grotte était aussi grande que celle de la ville, avec une ouverture béante à son extrémité. Il faisait encore nuit.
Colin montra une porte massive tout au bout du quai :
— C’est une sortie vers la plaine !
— Très bien, fit Matt, attendez-nous là-bas, le temps que le soleil se lève. Si nous ne sommes pas redescendus du Charon à l’aube, sortez et foncez vers le dirigeable. Tobias, tu m’accompagnes ?
— Je viens tout juste de te retrouver, ce n’est pas pour t’abandonner maintenant !
Les deux garçons se faufilèrent sur la passerelle du navire. Le pont était désert, trois lanternes brûlaient, et Matt distingua un matelot sur la dunette arrière, endormi sur un tabouret.
— C’est à l’avant, prévint-il en se glissant par l’écoutille.
Plume était là où il l’avait laissée la dernière fois. La chienne le couvrit de coups de langue et se frotta à lui lorsqu’il entra dans la cage.
— C’est fini, ma chienne, tu quittes cet endroit infâme.
Tobias fut la cible de longues retrouvailles pendant que Matt s’équipait avec ses affaires enfin retrouvées.
Ils remontaient sur le pont principal lorsqu’un matelot croisa leur chemin dans une coursive. Il s’immobilisa en voyant les adolescents et ses yeux se remplirent de terreur en constatant qu’ils étaient suivis par un chien remplissant tout le couloir.
— Alerte ! hurla-t-il. Alerte !
Matt bondit sur lui et le fit taire d’un coup de lanterne sur le crâne.
— Je crois que c’est trop tard, fit Tobias inquiet.
À peine jaillissaient-ils sur le pont que cinq autres hommes d’équipage accouraient à leur tour. Deux tenaient de longs couteaux et un troisième une gaffe pointue. Matt sortit son épée et serra les paumes sur le cuir de sa poignée. Cette sensation lui avait manqué, se rendit-il compte.
Avec sa lame, il se sentait plus fort.
Deux matelots approchèrent, il trancha en deux la gaffe du premier et perfora le pied du second alors qu’il visait la cuisse.
Il allait se faire embrocher par le flanc lorsqu’une flèche décochée par Tobias coupa la course d’un troisième assaillant.
Plume sauta sur les deux derniers, les crocs en avant, et ils roulèrent sur le plancher en hurlant de peur.
Matt dégagea son épée du pied de sa victime et d’un puissant coup de coude en pleine tempe, l’envoya rouler sur un tas de cordages.
Celui qui tenait la gaffe réduite à un simple bâton les contemplait avec incrédulité. Il recula et courut s’enfermer dans une cabine.
Plume suscita des réactions très partagées parmi les Pans quand Matt et Tobias les rejoignirent à la porte, avant que tout le monde comprenne qu’ils n’avaient rien à craindre.
— Il fait toujours nuit ! s’affola Colin en désignant l’extrémité du lac.
— Personne ne sort sans le soleil, dit Tobias. Les Mangeombres ne feraient qu’une bouchée de nous.
— Ils viennent jusqu’en bas des falaises ? s’étonna Matt.
— Je l’ignore, mais je ne prendrai pas le risque d’aller vérifier.
Jon fixait le bas du tunnel du funiculaire.
— Tu en es sûr ? Parce que je crois bien qu’on va avoir de la visite !
Des lanternes s’agitaient en enfilade dans l’escalier, et le cliquetis de nombreux hommes en armures se mêlait au tumulte des eaux farouches.